Euthanasie : dignité vous avez dit ?
02/11/2013 - 5 commentaires
Je ne cache pas ma proximité avec les communistes, notamment en raison de la base marxiste qui nous est commune. Mais il y a plusieurs sujets sur lesquels je suis en profond désaccord. La "valeur sacrée travail", pour commencer, qui est certainement la principale raison de mes divergences. Et puis des sujets que certain⋅es peuvent considérer comme périphériques mais qui sont pour moi importants : la prostitution, la GPA et l'euthanasie. C'est sur ce dernier point que je vais me pencher dans cet article.
L'euthanasie, ou "droit de mourir dans la dignité", est présentée comme une avancée sociale, démocratique, comme étant un combat pour une nouvelle liberté individuelle, "l'ultime liberté" comme le prétend l'Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD). Comment ne peut-on pas être séduit par la capacité à maîtriser les conditions de sa propre fin de vie ?
C'est tellement plaisant et ça sonne tellement "avancée sociale" que l'actuel Président en a fait son engagement 21. Mais, chers lecteurs, ceci est un mythe, et voici pourquoi.
Cette question de l'euthanasie pose évidemment la question de notre rapport à la mort. La mort est la démonstration ultime de l'impuissance de l'être humain, la fatalité (au sens premier) de sa propre vie. L'humain ne cesse de vouloir échapper à la mort, et la société est à cette image : la mort est exclue de nos sphères, c'est un tabou, un épouvantail, un danger et certainement le plus grand moteur de nos superstitions et de nos peurs. La mort rappelle à l'humain qu'il est mortel, qu'il ne peut régner en tout-puissant et qu'il ne contrôle pas tout. Et c'est bien ce contrôle ultime, quintessence de la toute puissance de l'individu, que la société individualiste entend s'approprier.
Une société où tout, en définitive, serait calculé, maîtrisé, arrangé, géré, ordonné, jusqu'à la mort elle-même. L'euthanasie serait ainsi la capacité de mourir tout en restant maître de tout, c'est à dire mourir en tant que tout-puissant, et donc, quelque part, mourir immortel.
Dans notre société individualiste, narcissique, on nous apprend, dès tout petit, que l'individu existe en dehors du groupe, qu'une "identité" de chaque personne existe tout de même si on en retire tout ce qui vient des Autres et des interactions avec autrui. Cette thèse est un des piliers fondateurs de l'idéologie libérale au sens large : l'existence d'un individu unique, indépendant, d'identité propre et d'un groupe qui ne serait que la somme de ces individualités. Cette idée d'existence d'un "soi profond", d'une sphère privée inviolable, entièrement indépendant de toute interaction et apport extérieur est la source des problèmes identitaires individuels (sentiment de "vide intérieur", dépressions, etc.) qui fleurissent dans notre société. C'est aussi la raison du glissement social qui s'opère lentement : on ne cherche plus à construire une société sur la base d'une opposition entre ce qui est interdit et autorisé (c'est à dire la Loi comme fondement de la société), mais entre ce qui est possible et ce qui est impossible (ce que l'individu est dans la capacité de faire ou non).
C'est donc cette illusion à la fois d'une unicité indépendante intime et de limites définies par les seules capacités de l'individu que naît cette illusion de toute-puissance dont la seule limite est la mort, qu'il faut donc maîtriser aussi.
La société actuelle étant fondée sur ces idées, voici donc l'euthanasie présentée comme un droit, une nouvelle liberté : la maîtrise de la mort elle-même, la victoire de l'individu tout-puissant. C'est dans cet esprit d'un "droit de la sphère privée" qu'est défendue l'euthanasie.
Les mots sont importants et il est intéressant de voir à quel point les termes employés pour défendre l'euthanasie font tout pour nier l'existence d'un tiers : droit à mourir dans la dignité, suicide assisté, etc. Ce dont il n'est jamais question, c'est bien du tiers qui va porter la responsabilité de la mort. Cette négation d'autrui s'explique par ce fameux fantasme de toute puissance de l'individu : ce fantasme pose que le monde (et donc autrui) se plie à la volonté de l'individu ("le client est roi", etc.). Le tiers impliqué dans la mort de l'individu euthanasié n'est donc plus considéré comme un humain mais comme un simple outils au service de l'individu. Remarquez au passage que considérer l'humain comme un simple outils n'a rien de neuf dans notre société.
Tous les argumentaires de défense de l'euthanasie nient le fait qu'un tiers humain est nécessairement impliqué dans le processus d'euthanasie, et que c'est ce tiers qui portera nécessairement la responsabilité de la mort.
Lorsqu'un individu se suicide, il fait acte de cette toute puissance. Vous vous demanderez donc, chers lecteurs, pourquoi, dès lors, ne pourrions-nous pas faire ça dans un cadre contrôlé, puisqu'au final il y aura toujours un cadavre à gérer ? Surtout si, en plus, ça peut éviter des retards dans les transports en commun...
Jusqu'à présent, la société a toujours souligné la nécessité d'empêcher le suicide. En effet, toute personne se doit de porter assistance à quelqu'un qui se trouve en danger de mort, sans pour autant mettre en danger sa propre vie. Or le suicide est, de fait, un danger de mort, et toute personne pouvant l'empêcher en a le devoir. Autoriser l'euthanasie, c'est modifier ce rapport, et en plusieurs points.
Lorsqu'une personne se suicide, elle fait acte de toute-puissance, mais elle le fait seule. L'euthanasie, sous quelque forme qu'on l'envisage, implique un tiers. Si on peut arguer que la fin de vie est une question uniquement personnelle et que la société n'a pas à s'en mêler, le fait d'impliquer un tiers implique nécessairement la société, qui a donc le devoir de s'en mêler. Et on aura beau user de rhétorique pour gommer cet aspect ("suicide assisté", "aide active à mourir", etc.) le fait est que l'euthanasie implique nécessairement un tiers. Et un tiers qui tue une personne, quel que soit les termes que vous utiliserez pour éviter d'affronter cette sinistre vérité, cela s'appelle un homicide.
La question est donc maintenant la suivante : notre société peut-elle autoriser le droit de tuer ?
La question d'autoriser ou non le droit de tuer a été tranchée en France le 9 Octobre 1981 avec l'abolition de la peine de mort. La peine de mort posait l'État comme capable de tout ôter à un individu, c'est à dire jusqu'à son hypothétique "soi profond", posant ainsi que tout est dans l'État et que rien n'existe en dehors de lui. Oui, la peine de mort se rapproche ainsi beaucoup plus d'un État totalitaire que d'une démocratie. Dans cette optique d'un individu appartenant entièrement à l'État, la peine de mort trouve une justification : la vie de la personne appartient à l'État.
L'euthanasie, si elle était autorisée, rétablirait ainsi un droit de tuer, tout aussi exceptionnel et prétendument exclu de l'arbitraire que la peine de mort.
Mais, objecterez vous chers lecteurs, dans le cadre de la peine de mort, le condamné n'a pas demandé à être tué, contrairement à celui qui demande l'euthanasie.
C'est une différence importante mais malheureusement secondaire. Il s'agit d'une différence de circonstance et non d'une différence de principe : on rétablit tout de même un droit de tuer, seules les circonstances d'exercice de ce droit changent. Comme je l'ai dit plus haut, le droit de tuer est une prérogative d'un État totalitaire, dans lequel l'individu n'a pas d'existence en dehors de l'État.
L'euthanasie n'est donc pas un simple "droit à mourir" mais aussi, et surtout, un droit de tuer. Et c'est là qu'intervient tout le mythe dont je parlais au début : en érigeant le droit à mourir comme une liberté exclusivement de la sphère privée, les défenseurs de l'euthanasie oublient, consciemment ou non, que c'est une "liberté" qui entraîne nécessairement un droit de tuer.
On entend souvent parler de "mort dans la dignité". Ce concept de dignité, en plus d'être flou, pose qu'il y aurait des façons de mourir qui seraient "indignes". Si je meurs dans un accident de voiture, est-ce que je mourrais digne ? Une crise cardiaque en poussant trop fort aux chiottes est-elle une mort digne ? Car qu'est-ce que la dignité ?
La capacité de se mouvoir ou non, le fait de souffrir, de vivre avec une poche ou des couches font partie de la vie et de son évolution et ne sont pas désirées. Or peut-on juger de la dignité d'une personne selon quelque chose qu'elle n'a pas désiré ? La dignité, cette notion mouvante, ne serait-elle pas dans le regard que la société impose sur les "faibles" ?
La dignité humaine n'exclue pas les conditions selon lesquelles l'être humain vit sa vie de mortel. Car sinon, aucune vie humaine ne saurait être digne.
Vous objecterez encore une fois, chers lecteurs, que tout ça, c'est bien beau, mais celleux qui souffrent là dedans, on en fait quoi ? On ne va quand même pas les laisser souffrir hein ?
Et c'est là qu'est, en définitive, que tout se situe. Il n'est pas question de laisser souffrir. Et vous auriez raison.
La souffrance, physique ou psychologique, peut être telle que cela peut amener quelqu'un à vouloir mourir plutôt que de continuer à ressentir une telle souffrance. Et comme nous sommes des êtres doués de compassion ("souffrir avec"), nous ne désirons pas voir les autres, surtout des proches, souffrir. Et c'est pourquoi nous pouvons être enclins à accéder à la demande de mourir. Mais cette demande est avant tout motivée par la volonté de ne plus souffrir.
Or cette demande, la société peut y accéder, sans pour autant avoir pour but de donner la mort. Car l'euthanasie met en effet fin aux souffrances, mais elle a aussi pour but de donner la mort. En revanche, les soins palliatifs ont pour unique but de mettre fin aux souffrances. Ces soins sont basés sur un ensemble de pratiques, d'écoute, de présence, d'attentions, destinées à soulager la souffrance d'un individu. Ces pratiques comprennent aussi l'injection d'analgésiques supprimant ou diminuant fortement la douleur. Ces produits peuvent, à terme, entraîner la mort, certes, mais cette mort ne serait pas donnée au nom d'un "droit de tuer" maquillé en "droit de mourir" mais en raison d'un effet secondaire d'un traitement.
Et la différence est fondamentale : ce n'est pas le but des soins mis en œuvre que de tuer, mais il s'agit d'un effet secondaire d'un traitement de la douleur.
Le soucis étant que les soins palliatifs efficaces et de qualité coûtent beaucoup plus cher qu'une mise à mort. En cela, il s'agit aussi d'un choix de société.
Ainsi donc la légalisation de l'euthanasie est une atteinte grave à la démocratie moderne puisqu'elle ne constitue pas un élargissement des libertés individuelles comme on le prétend mais bien l'élaboration d'un droit de tuer auquel on avait mis fin il y a plus de 30 ans.
La question de la dignité, floue, sert à faire appel aux bons sentiments plutôt qu'à la réflexion. Elle sert aussi de diversion concernant la question de l'implication d'un tiers humain portant la charge de la mort. Il restera toujours des personnes désirant réellement mourir. Mais leur volonté ne suffit pas à faire en sorte que la société y réponde favorablement.
La souffrance, quant à elle, qu'elle soit physique ou psychologique, demande une vraie prise en charge, médicale et sociétale, avec l'instauration de soins palliatifs de qualité, accompagnant la fin de vie. La protection juridique des personnels soignants de ces unités est aussi une vraie question. Le coût économique de ces unités est aussi une vraie question, qui en pose une autre bien plus importante : doit-on abandonner nos valeurs démocratiques actuelles en raison de questions économiques ?