On me fait parfois le reproche ou la remarque que je me bats beaucoup pour des mots, alors que c'est un combat qui peut sembler superflu. Pourtant, c'est peut-être la mère des batailles, avec la bataille symbolique (qui concerne les symboles et leur usage). Je vais essayer de faire court, promis.
Le cerveau humain, et les linguistes le savent, a ça de particulier qu'il ne pense pas des mots mais qu'il pense AVEC des mots. C'est à dire que ce sont les mots, connus et entendus, qui structurent la pensée et donc permettent de décrire la réalité (en particulier la réalité sociale). Le cerveau ne pense pas un concept PUIS lui donne un terme pour le désigner. Il pense le concept SELON les termes qu'il connaît déjà. C'est la base de l'apprentissage d'une langue : on pose des sons (les mots) sur des objets, puis à partir de là on élabore la pensée. Et ce processus continue toute la vie. Si c'était l'inverse, que le cerveau pensait un concept avant de créer un terme, nous ne vivrions jamais de situation où "on n'a pas de mot pour décrire".
C'est tout le combat, actuellement gagné, des gouvernements et, derrière eux, des intérêts (très) privés.
Appelez un pauvre un "défavorisé", et vous passez d'un mec dans un état de pauvreté à un mec qui n'a pas eu de chance. Mieux, il y a encore 40 ans, un pauvre était appelé, à juste raison, un "exploité". Sauf que "exploité", c'est pas vendeur, et puis en plus on va rechercher qui l'exploite, c'est pas cool.
De même que les pays pauvres, anciennement du "tiers-monde", puis "défavorisés" puis aujourd'hui "en voie de développement". Ah bah non mon bon monsieur, ces pays "du Sud" ne sont pas exploités pour faire vivre à grands frais les pays occidentaux, non non, d'ailleurs ils sont "en voie de développement", ça s'arrange !
La bataille des mots donne à celui qui la remporte la capacité de décrire le monde comme il l'entend et, donc, à son avantage. De fait, lorsqu'on parle de "charges" plutôt que de "cotisations sociales", on fait passer l'idée que ces cotisations doivent être supprimées, car les charges, ça ralentit, ça pèse, il faut s'en débarrasser.
Les termes "politiquement corrects", bien que moqués, ne sont pas anodins. Ils participent à ancrer, de manière profonde, une vision de la réalité. Pas juste "de simples mots" mais des mots qui, de par leur sens, donnent un sens à la réalité. Et de fait, lorsqu'on retire un mot de la circulation (comme "exploité"), on ne change rien à la situation réelle, mais on change la perception qu'on a de la même situation.
Les mots ont un sens. C'est pour cela qu'il est vital de toujours chercher à redéfinir les choses. Parler de "cotisations sociales" au lieu de "charges", ça ne change rien à la fiche de paie. Mais ça décrit cette même situation en des termes différents, en particulier d'une manière différente de celle des gouvernements et des intérêts privés. Utiliser ses propres mots pour décrire la réalité, c'est déjà militer, en transmettant, de fait, sa vision du monde, parfois opposée à la vision enseignée et rabattue à grands renforts de médias.
Les mots sont importants, vitaux. Ce n'est pas du pinaillage, c'est une nécessité d'émancipation.